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« La commune sauve de la déshumanisation », selon Pierre Bonte

Pour Pierre Bonte, « le paysan a toujours accepté le risque comme quelque chose de contingent, qui fait partie de la vie, de son métier. Le contact et la dépendance à la nature, ça lui donne une sorte de solidité. »

Journaliste et écrivain, Pierre Bonte a sillonné durant toute sa carrière les villages français. Il a contribué à mettre en valeur la ruralité, et défend l’idée que la commune est l’école de la démocratie.

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Vous êtes connu comme un défenseur du terroir français. Étiez-vous destiné à le devenir ?

Pas du tout, c’est le hasard ! Je suis né en ville, dans la banlieue de Lille, où il n’y avait pas de paysans. En 1959, j’ai été chargé de mettre en place « Bonjour Monsieur le maire ». Ce n’est pas moi qui en ai eu l’idée, c’était la rédaction en chef d’Europe 1 qui avait élaboré ce concept d’une émission quotidienne, sous forme de reportage. C’était nouveau à l’époque, grâce à l’arrivée du magnétophone portable.

Ça a été une façon d’aller à la découverte de cette France rurale. Non pas pour des raisons déontologiques, philosophiques ou autres, mais uniquement parce qu’un des annonceurs publicitaires de la station, qui s’appelait Butagaz, avait demandé à Europe 1 de concevoir une émission lui permettant de toucher son public rural.

Comment avez-vous accueilli cette proposition ?

Très mal ! Comme tout provincial arrivant à Paris, je rêvais de grands reportages, de voyages à l’étranger, de rencontres avec des artistes.

J’ai découvert la diversité de la France et du monde rural, commune après commune, région après région. Je n’imaginais pas que la France puisse être un pays avec autant de richesses, de paysages, de coutumes, d’accents… Cette diversité se révélait quotidiennement, et ça a été une des raisons du succès de l’émission.

Pour trouver chaque jour une commune avec une actualité susceptible d’intéresser l’ensemble des auditeurs, je me suis nourri de la presse quotidienne régionale et parfois aussi de La France Agricole.

Les ruraux étaient des gens que l’on entendait peu dans les médias nationaux…

J’ai été le premier sur une radio nationale, à donner la parole aux ruraux de façon régulière et quotidienne. Les circonstances de la vie ont fait que j’ai été l’artisan de cette ouverture médiatique du monde rural.

Il y avait à Paris, dans les villes et les banlieues, toute une population d’origine rurale qui avait une certaine nostalgie du pays natal, et qui était très contente d’ouvrir cette petite fenêtre le matin sur la campagne. Elle retrouvait quelque chose qu’elle avait quitté de plus ou moins bon cœur. Ce rendez-vous quotidien a fidélisé un auditoire important, au point que l’émission a duré 15 ans.

Qu’est-ce qui vous a touché dans cette France rurale ?

Je crois que j’ai un côté « bon samaritain » en moi, et d’entendre les maires se lamenter sur le départ des jeunes, ça me désolait. Parce que dans les années 1960, l’exode rural était massif.

En même temps, je constatais que ce monde en perdition avait des vertus et des charmes essentiels que j’ignorais jusqu’alors, et qu’il fallait sauver. J’ai eu le sentiment qu’il fallait venir au secours de ces communes. Je me suis donné une sorte de mission : celle d’être le porte-parole des élus locaux, de tous ceux qui étaient attachés à leur petit coin de terre, et qui voulaient le faire vivre.

Le grand problème de l’époque, c’est que l’agriculture foutait le camp. Les jeunes n’étaient pas les seuls à partir. Les agriculteurs, petit à petit, étaient aussi obligés de s’exiler parce que leurs exploitations n’étaient plus viables. Il fallait donc trouver des emplois. Ainsi, pendant toute une période de l’émission « Bonjour Monsieur le maire », je lançais des annonces pour les communes qui avaient créé une zone industrielle.

Avec cette émission, j’ai vraiment pris conscience qu’il y avait deux mondes, que la France était partagée en deux, avec des mentalités très différentes. Pourquoi ? Parce qu’à l’époque, le monde rural était avant tout agricole. Il était irrigué par cette économie paysanne. Or, il y a une mentalité agricole qui est tout à fait particulière et qui, malheureusement, disparaît petit à petit, à mesure que les agriculteurs sont moins nombreux.

En quoi la mentalité agricole est si particulière selon vous ?

Pour moi, ce qui différencie le paysan — je ne parle pas du rural, mais bien du paysan — c’est le sens du risque. La société qui est aujourd’hui de plus en plus urbaine refuse le risque. Elle le considère comme quelque chose d’attentatoire, d’anormal. Elle veut à tout prix être protégée et garantie contre les risques.

Le paysan a toujours accepté le risque comme quelque chose de contingent, qui fait partie de la vie, de son métier. Le contact et la dépendance à la nature, ça lui donne une sorte de solidité. Il est habitué à être bousculé au quotidien par les intempéries, les accidents, les maladies du bétail, les crises économiques, les cours des productions… Tout ça lui forge un caractère.

Les agriculteurs ont d’ailleurs mis beaucoup de temps à s’assurer. Ils considèrent que la nature est la plus forte, qu’ils y sont soumis. On nettoie, on ne dit rien, on repart de zéro… Tout cela est totalement contraire à l’esprit de la société d’aujourd’hui. Quand on vit en ville, on devient un animal domestique !

Pour être protégé, avoir tous les conforts, tous les services à disposition, on accepte énormément de privations de liberté. Et ce que le paysan apprécie, lui, c’est la liberté. Combien de fois j’ai entendu des agriculteurs me dire : « Ce métier je l’aime, parce que je suis libre. » [...] « Je bosse comme un dingue, mais je le fais parce que j’ai envie de le faire. »

Beaucoup d’agriculteurs ont aujourd’hui le sentiment de perdre de leur liberté à cause des réglementations. C’est pour ça aussi que les paysans se découragent. C’est parce qu’ils n’acceptent pas ces normes qu’on leur inflige, et toute cette paperasserie. C’est totalement contraire à l’esprit du métier.

Pierre Bonte devant une photo prise le lendemain de la dernière émission du Petit Rapporteur, le 28 juin 1976, avec Jacques Martin, Stéphane Collaro, Piem ou encore Daniel Prévost. Les vidéos de l’émission diffusées par l’Ina touchent un large public. (©  Guillaume Collanges/Reportage)

Aviez-vous conscience de capter la parole d’une génération qui disparaissait ?

Oui, vraiment. Mais ce qui sauve le monde rural, c’est la commune. Les agriculteurs disparaissent et c’est un drame. Ça a changé la campagne. Mais ce qui maintient une typicité au monde rural, et ce qui en fait encore un monde à taille humaine, c’est le village. C’est ça qui séduit beaucoup de citadins.

Je ne suis pas étonné du regain d’intérêt pour la France rurale. Et j’espère y avoir un peu contribué à travers mes émissions durant toute ma carrière. On m’a parfois reproché de montrer la campagne sous un jour trop souriant et bucolique. Mais c’est parce que j’avais envie de la faire aimer, comme moi je l’aimais. Et de faire comprendre qu’il y existe des valeurs humaines et une forme de bonheur.

Quel regard portez-vous sur la condition d’exercice des maires aujourd’hui ?

La fonction de maire a changé. Tout d’abord, elle s’est complexifiée. Cela demande des compétences, et beaucoup plus de temps qu’auparavant. Le maire fait face à une population qui évolue, habituée à avoir des services qu’on trouve en ville. Elle attend du maire qu’il apporte le même confort de vie dans sa commune, parce que c’est lui le patron.

Les gens de la campagne s’accommodaient de leur sort. Désormais certains nouveaux venus veulent les avantages, mais pas les inconvénients, et ils l’exigent du maire. Il devient le bouc émissaire, celui vers qui refluent toutes les récriminations et les revendications. Beaucoup n’ont aucun remerciement, seulement leur conscience du travail bien fait.

Personne ne connaît mieux les problèmes de sa commune que le maire. Il n’y a pas de doute.

Que pensez-vous des regroupements de communes ?

J’ai connu trois tentatives étatiques de regroupement des communes, et à chaque fois, ça a été un échec. Il y avait 38 000 communes quand j’ai commencé « Bonjour Monsieur le maire », et il y en a 35 000 aujourd’hui. Heureusement, il y a une forme de résistance dans la commune qui sauve la France.

Pourquoi pensez-vous que la commune sauve la France ?

Parce qu’elle la sauve de la déshumanisation. La commune reste à l’échelle humaine. Dès que vous prenez de l’ampleur, que vous allez vers le toujours plus grand, le toujours plus gros, vous éloignez les gens les uns des autres. En particulier, vous éloignez le citoyen du centre de décision.

Je ne dis pas que chacun doit rester dans son trou. La coopération reste importante. Je l’ai toujours défendue entre les communes, pour réaliser des travaux par exemple. Je n’ai jamais été contre les communautés de communes. Mais pas celles où on met une centaine de communes au sein d’une même communauté. Plus personne ne connaît le président de la communauté. Il n’y a plus ce lien nécessaire entre le responsable et le citoyen. La commune, c’est l’école de la démocratie.

Iriez-vous jusqu’à dire que vous êtes nostalgique ?

Non, je ne suis pas nostalgique. Au début de ma carrière, il y avait encore des endroits sans eau courante, beaucoup de communes n’avaient pas d’assainissement. Il y avait plein de fermes avec le sol en terre battue, les chemins et les routes en très mauvais état… Il faut bien reconnaître et se réjouir des progrès qui ont lieu au cours des 60 dernières années.

Vous avez recueilli beaucoup de témoignages de femmes aussi. Pourquoi avoir mis en lumière ces femmes qui étaient dans l’ombre que ce soit dans leurs foyers ou dans les médias ? Comment les décririez-vous ?

J’ai peu interviewé de femmes pour l’émission « Bonjour, Monsieur le maire », car il y avait peu d’élues locales. Le conseil municipal était fait d’hommes. Et ces hommes mettaient en valeur d’autres hommes. Les femmes n’avaient pas tellement le droit à la parole.

Mais dans les portraits que j’ai faits pour l’émission de télévision satirique Le Petit Rapporteur, puis La Lorgnette dans les années 1970, j’ai interviewé beaucoup de femmes. Je les trouvais beaucoup plus intéressantes que les hommes. Elles avaient une personnalité originale, et une façon de s’exprimer qui était attachante et spectaculaire. Elles méritaient qu’on en fasse un sujet de télévision.

Jacques Martin me donnait d’autant plus de liberté qu’il ne savait pas faire ça. Faire rire, il savait. À moi, il ne demandait pas de faire rire. Il me demandait de faire quelque chose de pittoresque, au bon sens du mot, et en même temps d’émouvant. J’ai vu des femmes formidables, avec plus de liberté de parole que les hommes, contentes de livrer ce qu’elles avaient sur le cœur. Elles avaient une liberté d’esprit et une grande force morale. Elles s’assumaient totalement, sans aucun complexe. Comme Eudoxie, la veuve joyeuse.

Comment expliquez-vous le succès des vidéos du Petit Rapporteur diffusées par l’Ina auprès des jeunes ?

Parce qu’il y a une vérité humaine dans ces vidéos, une sincérité et une bonté. Les gens que j’allais voir étaient profondément bons. C’étaient de fortes personnalités, mais ils n’étaient pas là pour faire la morale.

Pour un jeune, un vieux, c’est un con. Et là, ils voient des gens qui disent des trucs marrants et intelligents. Et puis il y a toujours un intérêt des jeunes pour la vie de leurs grands-parents.

Vous vivez entouré de bustes et d’effigies de Marianne. De quoi est révélateur votre amour pour cet emblème de la République ?

Pour moi, Marianne est le symbole de la commune. Physiquement, elle est présente dans toutes les mairies, et aussi dans les écoles du sud de la France. Elle incarne la République dans chaque parcelle du territoire. C’est l’emblème de la Nation et du bien vivre ensemble au sein de la commune.

Pierre Bonte collectionne les bustes de Marianne. Pour lui, elle incarne la République dans chaque parcelle du territoire. (©  Guillaume Collanges/Reportage)

Aujourd’hui, l’image de Marianne s’est un peu affadie. Mais je me rends compte qu’elle reste présente en particulier dans le dessin humoristique, et aussi dans certaines manifestations, comme celles pour la défense des libertés individuelles ou dans les cortèges des gilets jaunes.

Marianne reste un personnage qui symbolise l’amour de la France. C’est pour ça aussi que je m’y suis attaché. Eh oui, j’ai un petit côté franchouillard, mais ça ne m’empêche pas de garder mon sens de l’humour !

(1) Pierre Bonte est l'auteur de Je vous salue Marianne (Éditions Place des Victoires, 158 pages, 19,95 €).

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